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Fraternités séculières Charles de Foucauld – rencontre du 30 mai 2025

Intervention Marie-Agnès Fontanier.

On m’a demandé d’explorer la partie « cri des hommes « de vos orientations nationales. Pour parler du cri des hommes, il me semble essentiel de partir du cri des plus pauvres, omniprésents dans la Bible. Car le cri des pauvres est révélateur de celui de toute l’humanité, parce qu’ils sont confrontés très directement à des questions de vie et de mort. Le cri, c’est celui du bébé à la naissance, c’est le râle du mourant, le « J’ai soif » de Jésus auquel vous faites référence dans le texte d’orientation.

En partant des plus pauvres, des derniers de la société, on est sûrs de considérer l’ensemble de la société. Partir des plus pauvres est une garantie d’exhaustivité, comme le disait le père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart-monde.

Le cri est vital, existentiel, pour tous. La Bible résonne de cris.

Sur le panneau sur lequel vous avez indiqué des cris, on voit des cris bibliques, des cris lointains, des cris entendus. Les cris concernent les guerres, en Ukraine, à Gaza, les jeunes, les migrants, les personnes seules, dépendantes, les personnes à la rue, les salariés, les cris de douleur.

Selon ce que nous avons réfléchi avec l’équipe nationale, je tenterai de développer les questions : comment entendre le cri des hommes, en quoi l’écoute des cris qui nous rend frères, et pourquoi faire résonner ce cri.

I – Entendre le cri des hommes, et donc le cri des pauvres

Un cri inaudible

Il faut d’abord préciser que le cri des pauvres est souvent inaudible. On l’a décelé dans le texte d’Isaïe 53 : le verset 7 répète qu’ »il n’ouvre pas la bouche » et les membres et dans le commentaire de la Pierre d’Angle de Poissy le comprennent fort bien : « il savait que ça ne servirait à rien d’ouvrir la bouche, il a peur de s’exprimer lui-même, il a peur, parce qu’il a déjà été mouché », parce qu’ils en ont l’expérience.

Un séminaire entre théologiens et personnes en grande précarité a élaboré en 2022-2023 une réponse à une question de recherche définie ensemble, dont voici un extrait : « Même si je n’ai plus de mots et que je ne sais plus quoi faire, je suis sûr qu’il est là, je peux tomber dans Dieu comme un caillou sans mots, je crie vers lui sans avoir de mots »[1].

Pour G. Le Blanc, philosophe, « l’exclusion et la pauvreté doivent être interprétées en terme d’inaudibilité[2] », et « le pauvre n’a pas de rôle social, il n’a pas la parole, il est dépossédé de sa propre histoire »[3]. E. Grieu, théologien jésuite, évoque dans Le Dieu qui ne compte pas les suppliants, les possédés, les exténués de l’évangile. Les premiers ont encore la force d’appeler, les seconds sont la proie de quelque chose qui n’est pas d’eux. Les derniers « n’ont même plus la force d’élever la voix pour se faire entendre »[4] mais Jésus entend ce qui crie en eux : la femme courbée en Lc 10, la veuve de Naïn (Lc 7), le paralytique que ses amis font passer par le toit, l’aveugle-né en Jn 9, ou l’homme à la main desséchée chez Mc 3.

Le cri des hommes dans la Bible

Votre texte d’orientation cite le cri de Jésus, « J’ai soif », qui renvoie à 2 dimensions indissociables : la soif physique et une soif existentielle, soif de relations, de reconnaissance, d’existence. Il révèle le commencement et l’ultime de la vie. Or Dieu entend ce cri : c’est le cas en Ex 3, « j’ai entendu les cris de mon peuple sous les coups de ses chefs de corvée ». Le psalmiste le confirme plusieurs fois. Quelques échos de la réponse de Dieu :

9 A, 13 : « Attentif au sang versé, il se rappelle, il n’oublie pas le cri des malheureux ».

17, 7, « vers mon Dieu, je lançai un cri ; de son temple il entend ma voix : mon cri parvient à ses oreilles.

39, 1 : « d’un grand espoir l’espérais le Seigneur, il s’est penché vers moi pour entendre mon cri ».

64, 19, « Dieu a écouté, il entend le cri de ma prière »

144, 19 : « il répond au désir de ceux qui le craignent ; il écoute leur cri : il les sauve »

Jérémie ne cesse de crier lui-même, et de se faire l’écho des cris de ses contemporains. Il entend et dialogue avec Dieu ; une grande partie du livre de Job, après son long cri affirmant son innocence, consiste en un dialogue avec Dieu, qui répond, pas directement à la question de l’injustice, mais sur la création et sa grandeur.

Les évangiles rapportent de très nombreux dialogues de Jésus avec des personnes très diverses. Nous avons un Dieu de la Parole, qui entend et dialogue, et formule la promesse finale de l’Apocalypse (21, 4) : « Il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur : ce qui était en premier s’en est allé ».

Dorothee Sölle, théologienne allemande, très sensible aux cris, articulés ou plutôt muets, des personnes qui souffrent, en se mettre à l’écoute de leurs récits, voués à se répéter s’il n’est pas entendu. Pour elle, le Dieu qui parle par le texte biblique permet de se reconnaitre dans le priant, les personnages, et d’entendre pour lui des réponses[5]. La prière en est le lieu privilégié, notamment par la liturgie dans laquelle peut « se couler la prière », formulation de désirs adressés au Christ. « En priant, les hommes (…) rejoignent le Dieu qui parle, en vivant d’une façon pathétique la réalité de la douleur et du bonheur. C’est avec ce Dieu qui parle que le Christ s’est entretenu à Gethsémani »[6].

Comment entendre le cri des pauvres

Votre texte d’orientation constate que « de multiples manifestations de ce cri sont audibles ». Malgré tout, le cri inaudible est difficile à saisir. Vous indiquez dans vos sources le silence, pour « un échange fécond avec Dieu et avec nous-mêmes », qui est aussi condition fondamentale pour l’écoute des cris.

Pour entendre la langue de l’autre, à l’image de Charles de Foucauld qui a appris et contribué à le faire connaitre la langue touarègue, le silence permet d’en entendre les sonorités, les mystères, les surprises. L’expérience de vie des très pauvres induit une expression particulière, non familière aux oreilles d’autrui.

Le silence s’accompagne nécessairement de la durée de compagnonnage, et de vulnérabilité. Rencontrer à mains nues, sans rien à donner, aide à ne pas trop biaiser la relation.

Deux autres conditions me paraissent essentielles.

C’est croire l’autre, ne pas douter de son propos, quoique surprenant qu’il soit. Accueillir inconditionnellement la vérité du moment de l’autre, sans chercher à « vérifier » : ce qui importe pour entendre le cri, c’est de se mettre dans une écoute qui soit au maximum (mais elle ne l’est jamais) exempte de préjugés. « Il me raconte des bobards, ne dit pas la même chose que la fois précédente, ça ne colle pas dans la chronologie que j’essaie de reconstituer… » : oui, ça arrive, sans qu’on puisse en identifier une « cause » précise. Les personnes en grande précarité ont souvent des mémoires trouées, chahutées, oublieuses, parce qu’elles ne disposent pas de traces (photos, documents, récits entendus…), parce que des événements traumatiques se sont superposés, ou ont effacé des périodes. Et comme chacun de nous, elles tendent à présenter un visage convenable. G. Le Blanc présente comme une nécessité vitale ce que nous avons trop vite tendance à qualifier de non crédible : « se composer une fiction, ce n’est pas s’inventer une vie hors de la vie, mais s’aménager une zone d’habitabilité : un habitacle pour temps précaires »[7].

Et pour entendre un cri muet, il faut avant tout s’attendre à apprendre de l’autre. Avoir l’oreille suffisamment ouverte pour entendre le neuf dans ce qu’on a déjà entendu, à ne pas généraliser le propos, se mettre en position d’apprenant d’une expérience dont on ne connait rien. « Accepter de se décentrer, de sortir de sa zone de confort pour découvrir de nouvelles perspectives, de nouveaux angles de vue qui pourront se révéler féconds » dites-vous dans le texte d’orientation.

Une écoute qui nous rend frères ?

Qu’est-ce qu’être frère ? Une réponse à cette question suppose de se tenir sur une ligne de crête entre deux pôles :

  • notre commune humanité, liée à notre vulnérabilité première : tous, nous disons « j’ai soif », tous nous sommes susceptibles de vivre des événements difficiles, la maladie, la violence, etc, et c’est ce qui nous permet de toucher, d’être touché par la souffrance de l’autre, de nous reconnaitre frères en humanité ;
  • notre radicale différence, avec des personnes en grande pauvreté, dont l’expérience est très particulière. Expérience marquée par le cumul, dans tous les domaines, de l’absence de sécurité. Les diverses dimensions de la pauvreté s’additionnent et se renforcent les unes les autres. Une recherche internationale terminée en 2019 en rend compte par un schéma qui entremêle les domaines de la santé, de l’accès aux droits, de la maltraitance institutionnelle, du regard négatif, des compétences non reconnues, des conditions de vie…Les groupes français y ont ajouté le tandem Combat-Dépendance, permanent, sans répit.

La part d’inconnaissable en l’autre ne peut pas être niée par les chemins ou champs qu’on se découvre en commun, y compris sur le plan spirituel, il importe vraiment de ne jamais oublier les deux pentes entre lesquelles cheminer.

Fraternité suppose filiation

On ne peut parler du frère (de la sœur !) que s’il y a filiation. Le frère, la sœur, ont le même père, la même mère, ou les deux. Si la notion est présente, très fréquemment, dans le Premier Testament, Jésus nous invite à nous reconnaitre, comme lui, du même Père. Jamais il n’agit sans se référer à son Père, et sans cesse il nous tourne vers ce Père, plutôt que vers lui.

Beaucoup de personnes très pauvres se sentent proches de Jésus, qui leur semble un interlocuteur à l’écoute, comme il l’est dans les évangiles. Marcel se dit touché par « l’homme Jésus », qui « Là où il passait, il faisait le bien et guérissait tous ceux qui étaient sous le pouvoir du diable, car Dieu était avec lui » (Ac 10, 38).

Surtout, ils sont souvent très sensibles à la fin de sa vie, trahison par des proches, jugement inique, condamnation injuste, souffrance subie, qu’ils expérimentent dans leur propre vie. En cela, ils peuvent se reconnaitre frères de Jésus.

Se penser comme frères conduit à reconnaitre et accepter le don de la vie. Une vie qui vient des parents, mais surtout de plus haut. En lisant le Paume 71, une femme avait souligné le verset « Tu m’as fait sortir du ventre maternel » avec bonheur, rejointe par d’autres, car elle pouvait situer son origine, au-delà de parents désunis et assez défaillants, en Dieu lui-même.

Mais accepter de recevoir le don vital n’est pas facile. D’abord parce que tout le monde n’est pas désiré, attendu, accueilli à la naissance. Et plus fondamentalement parce que tous, nous résistons à l’idée de recevoir un don gratuit qui nous met en dette insolvable. Les personnes obligées de recourir à l’aide alimentaire le savent, tant l’humiliation est forte d’en avoir besoin. C’est d’ailleurs le plus souvent pour les enfants qu’elle est sollicitée. Ne pas pouvoir assurer soi-même leur vie corporelle est une souffrance infinie, une honte qui pèse fort longtemps. Seuls les frères (et sœurs) aident à vivre une relation de reconnaissance envers le Père, parce que tous, nous sommes aimés inconditionnellement, malgré tous nos travers. Les très pauvres expérimentent ce lien invivable, mais qui nous fait frères, en recevant l’indispensable pour survivre. Seule des relations d’interdépendance, la reconnaissance de ce que nous devons aux autres, une réciprocité non égalitaire permettent de vivre.

Etre frères, ce n’est pas simple !

La Bible relate bien des histoires de fratries chahutées ! A commencer par Caïn et Abel, et jusque dans les Actes des Apôtres, où l’idéal des premières communautés se fissure bien rapidement. Entre temps, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères, Moïse et Aaron, les fils du père prodigue ou Marthe et Marie se heurtent violemment. J’en détaille deux.

En Gn 4, Eve dit qu’elle a « acquis un homme (masculin) avec le Seigneur », suite à une relation avec Adam. Abel, lui, n’est défini que comme son frère, sans qu’Adam soit nommé dans le processus. Une différence entre les deux s’installe dès le début. Le nom d’Abel signifie buée, souffle, vapeur d’eau, et il est éleveur. Caïn descend d’Adam le terreux et travaille la terre. « A la fin des jours » (et non de la saison, comme habituellement traduit), les deux frères offrent au Seigneur le résultat de leur travail. Le Seigneur regarde, et parle à Caïn seul, abattu, mais capable de se relever, de se conduire en humain et de ne pas céder à la bête tapie à sa porte. Après le meurtre, qui a lieu dans un champ, donc du domaine de Caïn. Dieu s’adresse à Caïn, sans citer Abel toujours nommé comme son frère. Abel parait assez évanescent : dans son nom même, son origine non reliée à Adam, sans paroles prononcées de sa part, et sans descendance. Il parait insaisissable, alors que qu’il est plus facile de se représenter Caïn, né d’Eve et Adam le glébeux, lui-même cultivateur, avec des réactions bien humaines. Mais Dieu entend un cri muet : celui du sang d’Abel. Après la mort de son frère, Caïn devient errant, exposé aux dangers, mais comptant toujours pour Dieu qui le marque au front.

En Lc 10, « une femme du nom de Marthe » reçoit Jésus dans « sa » maison. Au verset 20, on lui découvre une sœur, Marie, définie comme sœur, à l’image d’Abel. Marie n’est définie que par son attitude d’écoute aux pieds du Seigneur. Marthe agit activement et parle au Seigneur, mais pas à Marie, qu’elle pourrait houspiller directement. Marthe évoque la diaconie (traduit par service), tandis que Jésus se place sur un autre plan : la part qui ne sera pas enlevée à Marie. Marthe semble avoir besoin de passer par Jésus pour accéder à sa sœur, mais aussi de Marie pour s’ajuster au Seigneur, qui évoque les deux femmes.

J’ose un parallèle (en suivant Pierre Chamard-Bois, bibliste[8]), entre ces deux fratries. Dans les deux cas, un personnage vit son humanité, dans un monde qui « tourne » : la culture des champs, le service de la maison. Leur sont adjoints un frère et une sœur dont la description est floue, qui sont chacun définis comme frère et sœur de l’autre, qui ne parlent pas. Abel et son côté évanescent, mais dont le sang subsiste dans l’humus, ressemble à Marie dont la part « ne lui sera pas enlevée ». L’un et l’autre peuvent représenter la part divine de l’être humain, ce qui appartient au Seigneur et qui ne disparait pas. Le lien fraternel constitue l’humanité : c’est via l’offrande d’Abel que Caïn est invité à vivre en humain, et Marthe crie une forme de solitude humaine lorsqu’elle demande à Jésus de lui adjoindre sa sœur. Caïn et Marthe pourraient-ils vivre sans leur frère et sœur ? Bien sûr, Abel est mort. Mais Caïn avait sa force pour cultiver le sol (v.12) et reste protégé par le signe du Seigneur sur son front. Abel et Marie sont nécessaires à la vie humaine de Caïn et Marthe, comme une part d’eux-mêmes insaisissable (intégrée à l’humus/préservée de l’enlèvement), qui aide à l’ajustement au Seigneur, à la parole adressée à Dieu. Ils manifestent le tiraillement en toute vie humaine de la part d’inconnaissable, d’insaisissable en l’autre, que seul le frère peut révéler. Petite remarque, lorsque les diacres sont choisis dans les Actes des Apôtres, c’est pour le service des tables. Or les deux présentés dans la suite du texte sont au service de la Parole : Etienne retrace l’histoire du salut avant d’être lapidé, Philippe rejoint l’eunuque pour qu’ensemble ils lisent…Isaïe 53 !

Le rapport au frère se situe donc peut-être du côté de l’entendre de ce « j’ai soif », de cette eau indispensable à la vie, et que l’interlocution fait advenir. Ce n’est pas sans lien avec l’acceptation du don de la vie, du don du frère, qui sans cesse nous révèle comme humains et comme fils.

II – Faire résonner le cri

En vue de quoi faire résonner le cri des hommes ? pourquoi faudrait-il le faire résonner, auprès de qui ?

Il manque à la société

Les réponses spontanées disent : pour la justice. En effet, le cri des opprimés est à faire entendre qui n’ont jamais l’occasion de l’entendre. Le pape François dénonçait la mondialisation de l’indifférence. Plusieurs m’ont dit combien le nombre de personnes à la rue, à Paris, les avait choqués, alors que beaucoup ne les voient même pas, tant ils sont habitués. Par ailleurs, nombre d’observateurs soulignent un cloisonnement croissant des populations, aggravé par le mécanisme des algorithmes qui proposent à chacun des contenus personnalisés, l’évolution des modes de transports, l’étanchéité des géographies. Ces divers facteurs conduisent à l’invisibilité et l’inaudibilité que décrit G. Le Blanc. Or partir du dernier garantit la prise en compte de tous dans la société, comme dit plus haut. Tout ce qui se construit à partir du plus petit, du dernier, bénéficie à tous. C’est vrai pour une réunion, un dispositif, une réflexion : s’ils sont pensés pour celui qui en est le plus éloigné, tous comprennent facilement, ou autrement.

Pour faire société, parer à l’humiliation vécue, au sentiment d’abandon, à la situation de ne compter pour personne, le dernier est absolument nécessaire. Il est en effet très conscient de la dépendance dont bien des pans de sa vie s’inscrivent. Mais cette dépendance intense révèle la dépendance native de l’humain, qui ne peut vivre et se développer sans autrui. La seule manière de la vivre en positif se situe dans la réciprocité, dans l’interdépendance qui offre à chacun de recevoir et donner, non en symétrie, mais en contribution à la vie sociale. La contribution des plus pauvres à la vie de la société est réelle : visible dans l’économie, elle se fait bien discrète lorsque des mamans descendent en bas des tours pour dialoguer avec les jeunes en colère, dans tous les échanges de services de proximité, dans le maintien d’un lien social, fut-il ténu, avec d’autres, proches ou moins proches.

Les cris des plus pauvres ont donc à être entendus, avec toutes les conditions énumérées ci-dessus, pour que l’ensemble de la société prenne conscience de leur existence et de leur nécessaire et réelle contribution à sa vie.

Il fonde le royaume de Dieu

Dieu entend les cris de son peuple, de ses petits, et il y répond de manière audible parfois. Si les psaumes sont en partie des cris adressés à Dieu, les prises de parole des prophètes visent, elles, à restaurer l’unité du peuple avec qui Dieu a fait alliance. Le critère de vérification de la relation à Dieu est la relation aux opprimés, aux petits, aux spoliés, et bien des prophètes le répètent au prix de leur vie parfois. La vérité de l’alliance se prouve dans la prise en compte de l’étranger, la veuve, l’orphelin, qui rappellent au peuple que lui-même a été maltraité, étranger, séparé, et que Dieu a offert la vie. Dans une réflexion récente sur l’eucharistie, des personnes du Sappel insistent sur l’indispensable égalité entre tous, riches et pauvres, et sur le fait qu’aucun ne soit laissé pour compte. Le partage doit atteindre chacun.

Le rappel constant à la justice interroge, chez les prophètes, les manières de vivre en société, la répartition des richesses, la participation à la vie sociale, la responsabilité des puissants. Et aujourd’hui comme à leur époque, le cri des pauvres nous rend frères à la condition de lutter contre les inégalités et injustices, qui bien souvent nous dépassent, mais dont nous sommes complices de multiples façons. « Où es ton frère ? », et « qu’as-tu fait de ton frère ? » sont des questions aujourd’hui posées à nous, dans nos actes d’achat, notre manière d’utiliser les ressources qui nous paraissent infinies, en monde occidental, de réagir aux violations des droits de l’homme…François Odinet développe l’idée que pour les très pauvres, le Royaume de Dieu est d’abord rétablissement de la justice, puisque Dieu ressuscite Jésus injustement condamné. La diaconie (voir les remarques plus haut sur le service de Marthe et les diacres cités dans les Actes des Apôtres) est le service que l’Eglise peut rendre au monde, notamment parce que les pauvres sont agents d’évangélisation, comme le soulignent le pape François[9], et le document final du synode sur la synodalité. L’écoute de la voix des plus pauvres est capitale pour l’avancée du Royaume, dans les interstices que la violence du pouvoir laisse[10].

De ce fait, les plus pauvres se font intercesseurs. Lors d’une rencontre longuement préparée avec le pape en 2016, des membres du Sappel, de la Pierre d’Angle, de Bartimée et de la communauté des sœurs de la Bonne nouvelle (tous se référant à la spiritualité du père Joseph Wresinski) avaient préparé un message, auquel le pape a répondu. Il leur a demandé de prier : « vous êtes des témoins du Christ, vous êtes des intercesseurs auprès de Dieu qui exauce tout particulièrement vos prières ». Mais plus encore, il leur a donné une mission ».Je vous donne la mission de prier pour eux, pour que le Seigneur change leur cœur. « Je vous demande aussi de prier pour les responsables de votre pauvreté, pour qu’ils se convertissent ! (…) A toutes ces personnes, et aussi, certainement, à d’autres qui sont liées négativement à votre pauvreté et à tant de douleur, souriez-leur avec le cœur, désirez pour eux le bien et demandez à Jésus qu’ils se convertissent ».

Le caillou dans la chaussure

Vouloir faire résonner le cri des plus petits est très risqué : parler à leur place, instrumentaliser leur parole, la faire entrer dans nos propres grilles de travail, occulter des propos, surtout quand on ne les comprend pas, ce qui est toujours le cas, ne pas rester à leur rythme, croire avoir compris, généraliser ce qu’ils disent. Ce que je viens de faire dans cette intervention. Autre ligne de crête que celle de faire entendre, de créer les conditions pour que s’expriment, et soient entendus, les paroles des plus pauvres. cela suppose un engagement entier. Faire entendre le cri est toujours en décalage avec nos propres manières de faire, de penser, de dire, de classifier. Un exemple, comment les nommer ? J’ai oscillé là entre les petits, les précaires, les plus pauvres, les laissés pour compte…jamais aucun mot ne convient tout à fait, et toutes les associations butent sur cette question, sans parler des personnes concernées elles-mêmes, qui se reconnaissent plus ou moins dans telle ou telle appellation.

Jamais nous ne pouvons intégrer le cri des pauvres dans nos registres, et c’est heureux : c’est la part insaisissable, inconnaissable, impossible à ranger, de l’autre. Cela ne dispense en rien de tout faire pour que le cri soit entendu, mais appelle à la vigilance et la modestie, sachant que la fraternité ne peut se vivre sans tous.

Conclusion

Dans les histoires de frères et sœurs de la Bible, il est question de l’un et du multiple : les produits de la terre de Caïn, les multiples tâches de Marthe, la marque unique de Caïn, la part unique de Marie. Il s’agit de morceaux éparpillés, restés en attente (le sang d’Abel, la part de Marie) appelés à devenir un, dans l’Un, le Fils unique.  Vos orientations insistent sur l’eucharistie, rassemblement par excellence du dispersé, alors même que « tous » plongent la main avec Jésus dans le plat (Mc 14). Isaïe évoquait la multitude errante, que le groupe de Poissy a interprété comme le chemin de chacun, pas facile à trouver. C’est bien un corps unique que nous sommes appelés à former, avec les parts en nous d’Abel et de Marie. Un de vous citait Mt 25 : ce corps reste inconnu, car la surprise survient des deux côtés du roi. Être frère est moins question de comportement éthique qu’écoute de la révélation par le Christ de la part divine qui nous rassemble.

Un autre séminaire, au Sappel, avec des théologiens, des personnes en grande précarité, et des compagnons du Sappel a réalisé un commentaire de l’extrait de la lettre de Paul aux Romains qui oriente le jubilé actuel. En voici quelques extraits : « Nous sommes fiers de nous parce qu’il y a toujours cette vie du Royaume qui rayonne dans nos cœurs, même dans les moments les plus difficiles. Saint Paul nous invite à garder l’espérance, à ne pas nous laisser avoir par la honte, car il n’y a pas de honte à tomber, à pleurer et à crier vers Dieu même quand on est au plus bas »[11]. « La fierté n’est pas produite par une espérance facile, c’est-à-dire une espérance « dans la tête », qui n’est pas éprouvée, sans fondement concret. La fierté est produite pas une espérance qui est le fruit des détresses partagées »[12].


[1] Séminaire dialogal, Une traversée. Dieu présent dans le malheur ? Mai 2022-janvier 2023, p.52.

[2] Le Blanc, G., « Le parlement des invisibles », Etudes, n°4237, avril 2017, p.55-64.

[3] Le Blanc, G., https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-philo/l-heure-philo-du-vendredi-03-fevrier-2023-7088441

[4] Grieu, E., Le Dieu qui ne compte pas, Paris, Salvator, 2023, p. 15.

[5] Sölle, D., Souffrances, Paris, Cerf, 1992, p. 97.

[6]

[7] Le Blanc, G., L’insurrection des vies minuscules, Montrouge, Bayard, coll. « Les révoltes philosophiques », 2014, p. 79.

[8] https://bible-lecture.org/ecrits-de-participants/genese-4-1-26-commentaire/

[9] Pape François, Evangelii Gaudium, 2013, n°198.

[10] Odinet, F., Maintenant, le Royaume, Paris, Desclée de Brouwer, 2024.

[11] Sappel, l’Espérance, fruit des détresses traversées, 2024, p. 29.

[12] Id, p. 41.